[HISTOIRE] Esclavage, Résistance et Libération
Par Pr Jocelyn Chan Low - L’esclavage est un phénomène aussi vieux que l’ écriture - une donnée sociale normale des anciennes civilisations occidentales, orientales et africaines.
Cependant, la traite négrière transatlantique se démarque de l’esclavage antique par sa durée (environ 4 siècles), son caractère racial (le noir africain comme archétype de l’esclave) et son organisation juridique. Elle est surtout accompagnée d’une idéologie de justification morale qui n’est autre que la construction intellectuelle du racisme anti-africain.
Pendant les 4 siècles que dura ce commerce triangulaire honteux, près de 4 à 7 millions d’africains furent arrachés de leurs terres pour aller fructifier les plantations des Caraïbes et des Amériques, et ériger un “Atlantic economy” d’où partira la révolution industrielle.
La traite dans l’Océan Indien fut un “off shoot” de la traite transatlantique. L’histoire de l’île Maurice coloniale ne fut-elle pas celle d’une intégration progressive dans l’économie atlantique? Des armateurs et négociants nantais, marseillais. Etc... opérant à partir de Port Louis vont tisser des réseaux de traite sur les côtes de l’Afrique orientale et de Madagascar - réseaux de traite où l’on retrouvait les roitelets africains et malgaches, sultans arabes et commerçants asiatiques.
UNE POPULATION SERVILE PLURIETHNIQUE
Cependant dans l’Océan Indien, il y eut un complément à la traite d’esclaves africains et malgaches : la traite d’esclaves issus de l’Inde et de l’Insulinde, d’esclaves hindous et musulmans. De même, quelques chinois y furent amenés en esclavage. Ainsi la population servile préfigurait déjà l’ile Maurice pluriethnique d’aujourd’hui.
Dès 1641 à la suite d’une expédition de traite sur la côte orientale de Madagascar, l’opperhoofd néerlandais, A. Van der Stel introduisit une centaine d’esclaves malgaches. Sous la deuxième occupation néerlandaise (1664-1710) l’on note une prépondérance d’esclaves asiatiques dans la petite population servile. D’ailleurs, la première grande révolte d’esclaves à l’île Maurice- celle de 1695 - fut l’affaire d’esclaves issus de la Grande Péninsule et de l’Insulinde : Anna et Espérance de Bengale, Antoni de Malabar et Aaron d’ Amboine .
Au XVIIIe siècle sous l’occupation française, on vit un essor considérable de la traite vers l’île de France. En effet, de 1722 à 1810 tout le développement - la construction du Port-Louis et les infrastructures publiques, les défrichements, etc... reposa sur les arrivées serviles. Les véritables défricheurs de l’ île Maurice furent ces esclaves amenés à fond de cale sur les négriers. Selon Jean Marie Filliot, 45% des esclaves venaient de la côte orientale d’Afrique (Mozambique Portugais et comptoirs arabes), 40% de Madagascar, 13% de I’ Inde et 2% de I’ Afrique de l’Ouest (Gorée et Ouidah).
LE CODE NOIR: VOYAGE AU BOUT DE L’INFAMIE
Les opinions des historiens divergent sur les conditions matérielles des esclaves à l’ile de France. II est cependant indéniable qu’être esclave voulait dire, d’après les Lettres Patentes de 1723 (le Code Noir Francilien), être réduit à l’état de meuble, de chose, de propriété absolu du maitre. C’était aussi subir un déracinement forcé et l’embarcation dans des conditions effroyables vers une destination inconnue, une perte de statut sans précèdent, l’aliénation culturelle et la soumission à un régime carcéral, voire dans certains cas, aux exigences sexuelles de maîtres dépravés.
Le maintien de l’esclavage, état contre nature et dégradant, nécessitait une violence permanente surtout eu égards au grand déséquilibre démographique entre maitres et esclaves. D’où la grande panoplie des punitions corporelles extrêmes: fouet, marquage au fer rouge, mutilations
RÉSISTANCE PERMANENTE
Malgré la férocité de la répression, la résistance des esclaves au régime servile fut permanente: elle s’inscrivait dans une logique de survie chez ces hommes et femmes privés de dignité. Les formes de résistance furent multiples: révolte à bord des négriers, vol, refus du travail, refus de procréer, tentative de retour vers la ‘grande terre”. Mais la manifestation classique du refus de la condition servile reste le marronnage. A tout moment 10% à 12% des esclaves étaient déclarés marrons ô l’ile Maurice. Parmi ces résistants, des chefs de bande vont émerger: Sans Souci, Coutoupa , Barbe Blanche, Lundi, Télémaque, Madame Françoise ...
Néanmoins pour la masse de la population servile, l’accommodement au régime restait la seule voie de survie. Et au bout du tunnel, il y avait l’attrait de la récompense ultime: l’affranchissement.
D’où ces êtres maltraités dans leur corps et dénigrés dans leur chair ont-ils puisé la force de survivre dans cet univers concentrationnaire ?
Ils ont puisé dans leurs systèmes culturels, “dans la force vitale de leurs dieux, mythes valeurs, rites et rythmes “. Surtout que la Christianisation des esclaves fut une mission impossible: les Lazaristes, peu nombreux, ne pouvaient être à la fois curés des Blancs et missionnaires des Noirs.
En outre, déracinés de leur système écologique, arrivés les mains nues, sans les symboles de leurs systèmes culturels, ils eurent à façonner une culture métisse, lieu de créativité.
Comme le souligne à juste titre Doudou Diène, “la traite a été aussi une rencontre, certes forcée, entre cultures”. Elle a engendré des interactions entre Indiens, Africains, Malgaches, Européens, d’où sont sortis, à travers le processus de créolisation culturel, les éléments d’une culture authentiquement mauricienne.
VERS L’ABOLITION
A la fin du 18ème siècle, il devenait de plus en plus évident que l’esclavage colonial ne pouvait perdurer éternellement. La résistance des esclaves fit de toute colonie à esclaves un baril de poudre. De même les révolutions française et industrielle entrainent une profonde mutation idéologique. L’esclavage, totalement intégré aux systèmes économiques européens pendant des siècles, fut désormais perçu comme étant inefficient, injuste et surtout immoral.
Dès le milieu du 18ème siècle, certaines voix se sont élevées contre les excès du système. Pierre Poivre, intendant-philosophe, rappelait dans son discours aux habitants de l’Ile de France, que l’esclavage était contre la ‘Loi naturelle’ et tenta d’adoucir le régime à travers de nouveaux règlements. L’ouvrage de Bernardin de Saint Pierre “Voyage à l’île de France”, dénonçant les abus du régime servile, devint l’un des ouvrages les plus cités par les mouvements abolitionnistes en Europe.
La première abolition de l’esclavage fut cependant esquivée à ‘ile de France. Baco et Burnel, dépêchés par le Directoire à l’Ile de France pour appliquer le décret du 16 pluviôse an II abolissant l’esc1avage dans toutes les colonies françaises, furent expulsés manu militari.
L’occupation britannique coïncida avec l’essor de l’anti slavery society de Wilberforce, Clarkson, etc. Pour ces hommes foncièrement religieux, l’esclavage était pire qu’un crime contre l’humanité: c’était un péché envers l‘Être suprême.
La croisade anti esclavagiste amena les autorités de la Grande Bretagne à abolir la traite négrière en 1807 et dans les années 1820, une série de mesures visant à améliorer le sort de I’ esclave furent promulguées. Cependant, à la volonté émancipatrice de la métropole, la société insulaire opposa des blocages d’ordre institutionnel, économique et idéologique. Ainsi la traite illégale persista jusqu’en 1825.
La tentative de John Jeremie visant à appliquer les mesures d’amélioration du sort des esclaves rencontra une résistance farouche à travers des émeutes, etc. de la part des planteurs menés par Adrien D’Epinay. Ce dernier fut soutenu par des libres de couleur, propriétaires d’esclaves.
Pour les autorités britanniques, il devint évident qu’on ne pouvait améliorer l’ esclavage. II fallait l’abolir.
Le 1er février 1835 fut la mise en pratique tardive à l’ile Maurice de l’acte d’émancipation voté au Parlement britannique en 1833. Les esclaves devenaient ainsi des apprentis - affublés de devoirs envers leurs ex maîtres qui reçurent d’ailleurs de fortes compensations financières.
Selon l’historien A. Toussaint “l’abolition elle-même à laquelle les esclaves aspiraient si ardemment et que les colons redoutaient tant, fut en fin de compte bien moins funeste à ceux-ci qu’à ceux-là.” En effet les ex-esclaves se retrouvèrent en grande partie très vite marginalisés au sein de la société coloniale. Au lendemain de l’épidémie de choléra de 1854, le Cernéen pouvait écrire que l’émancipation n’avait été qu’un leurre. “A l’esclavage du corps avait succédé celle de la misère”. Les causes de cette marginalisation demeurent toujours sujets àà de vifs débats.