[APARTÉ] Sarita Boodhoo : Une Femme, une Mission
Au moment de recevoir des mains de Droupadi Murmu, présidente de la République indienne, le prestigieux Pravasi Bharatiya Samman Award, une des plus hautes distinctions conférées aux membres de la diaspora indienne, Sarita Boodhoo, pendant une poignée de secondes, voit ses 60 années consacrées au profit de la langue et de la culture bhojpuri se défiler dans sa tête au rythme de la chanson culte « Pani-Naïba ». Elle a tant fait, tant donné pour que la langue transmise par les « Girmitiyas » à travers les travailleurs engagés venus de l’Inde au XIXe siècle, ne sombre jamais dans l’oubli : le bhojpuri.
Cette distinction rend hommage à son dévouement inlassable à la préservation du Bhojpuri, une langue et un patrimoine enracinés dans l’histoire de notre pays, un héritage unique qui se doit d’être transmis aux jeunes générations.
Quelques jours après son énième séjour en Inde, ce pays où elle a englouti des multitudes de kilomètres, de village en village, pour comprendre ses origines, elle finit par concéder qu’elle a fait de ce combat une mission de vie. Ses cheveux grisonnants sont comme une carte du temps, où chacun de ses récits, chargé d’histoire et d’anecdotes, marque un jalon essentiel sur le chemin de la reconnaissance du bhojpuri. « Le bhojpuri ne se limite pas à la langue. C’est comme un pont entre l’histoire, l’identité et la culture mauriciennes. Le Geet-Gawai en est l’exemple vivant quand je repense à la chanson «’Pani-Naïba’, comment nous l’avons fait renaître lors d’un ballet de ‘geetarines’ organisé par le Mauritius Bhojpuri Institute (MBI) à y a plus de quarante ans de cela. Le Groupe Abaim et bien d’autres artistes ont repris la chanson au fil des années », confie-t-elle.
Pour la Dr Sarita Boodhoo, qui est également la présidente de la Bhojpuri Speaking Union, le bhojpuri ne peut être considéré comme une simple langue vernaculaire. Elle y croyait dur comme fer depuis son retour au pays après ses études universitaires en Inde. Au début des années 1980, après avoir silloné le pays et fréquenté les bhaitkas, elle établit avec des amis les bases d’une institution consacrée au Bhojpuri : le Mauritius Bhojpuri Institute. C’est également sous son impulsion, et grâce à ses années de recherches, que le folklorique Geet-Gawai est inscrit au patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2016, tout comme le ‘sega typik’, dossier sur lequel elle a travaillé avec les experts de l’organisation des Nations unies. « Cette reconnaissance va au-delà d’une simple consécration pour moi, car nos ancêtres ont réussi à préserver traditions orales, coutumes, danses, chants 200 ans après leur exil… », explique-elle avec une certaine émotion.
À force de l’écouter, on saisit pleinement l’ampleur du travail qu’elle a accompli, qui n’est autre que l’aboutissement de plusieurs années de sensibilisation, d’éducation et de plaidoyer. Aujourd’hui, cette ancienne enseignante du Queen Elisabeth College et du Collège Royal de Curepipe, et également l’épouse de lancien politicien, Harish Boodhoo, est à la tête d’un réseau de 51 écoles dédiées au Geet Gawai à travers l’île, une initiative qui porte son rêve de voir cette tradition s’épanouir dans chaque village.
Pour la petite histoire, en 1993, elle avait publié “Kanya Dan”, un ouvrage qui explore les racines spirituelles et culturelles des rituels hindous.. Et trente ans après, elle a enrichi cet héritage culturel avec, cette fois, l’incontournable : « Geet Gawai – An Ode to Geetharines of Mauritius », comme pour donner une valeur ajoutée à cette tradition ancestrale.
Par ailleurs, malgré ses succès, Sarita Boodhoo met en garde contre les risques d’oubli. Elle insiste sur l’importance d’intégrer le Bhojpuri dans le système éducatif mauricien afin de lui assurer une place légitime aux côtés des autres langues enseignées. Pour elle, chaque mot, chaque proverbe, chaque chanson est un témoignage vivant de l’histoire des ancêtres mauriciens.
Malgré un parcours parsemé d’embûches, l’ancienne enseignante raconte avec une passion incommensurable comment le Bhojpuri est enraciné dans la vie quotidienne des Mauriciens : « Mon parcours n’a pas été facile, mais ma conviction que le Bhojpuri mérite une place centrale dans notre société m’a toujours guidée. Les mots comme lota, thali, dalpuri, chutni, belna font partie de notre vocabulaire de tous les jours.» Pour elle, ignorer cette langue serait une injustice envers les sacrifices des ancêtres, d’où les initiatives comme l’organisation d’une Conférence Internationale sur le Bhojpuri, en 2024 et le développement d’une plate-forme favorisant l’enseignement en ligne en partenariat avec le National Institute of Online Schooling (NIOS) de New Delhi. « Chaque initiative compte. Elle favorise une transmission intergénérationnelle et internationale de la langue », dit-elle.
L’auteure d’autres ouvrages de référence comme « Speak Bhojpuri » et « An Easy Approach to Bhojpuri Grammar » qui, soutient-elle, se veulent être des outils dans le processus d’apprentissage de la langue, croit fermement que l’avenir du Bhojpuri repose aujourd’hui entre les mains des jeunes. « Le Bhojpuri est une force vivante qui fait partie du mauricianisme et qui doit inspirer les générations futures, » affirme avec conviction celle qu’on pourrait, sans hésitation, surnommer la « Gardienne du Bhojpuri » !